Pour comprendre un enfant, toujours se souvenir qu’il vient d’ailleurs. Chaque enfant est un étranger — le sien propre pas moins que les autres. Le ventre maternel est un sas entre deux mondes, la vie intra-utérine une période d’adaptation pour passer de l’un à l’autre. Les tout-petits se souviennent peut-être du monde d’avant ; à mesure qu’ils grandissent, on cherche tant à les adapter à celui-ci qu’ils en perdent très vite le secret.
D’où viennent les enfants ? Du ciel ? D’une vie antérieure, qui aurait été fondue au creuset de la mort ? De la rencontre de deux programmes génétiques ? Du néant ? Il s’agit de toute façon d’un ailleurs infiniment plus radical que tous ceux que rencontre maintenant le voyageur — Voilà pourquoi celui-ci se laisse guider par l’enfant, plus proche que lui du secret. À vrai dire, ces interrogations concernant l’avant, ou l’après du voyage ne l’intéressent guère. Il n’est sûr que d’une chose : son chemin ne cessera de le conduire vers ce à quoi il ne s’attend jamais. L’espérance du voyageur, c’est d’être ainsi ouvert à tout ce qui vient. L’ailleurs est pour lui partout, tout le temps — Voilà pourquoi le voyageur peut guider l’enfant, sans trahir son secret.
Lorsque l’enfant paraît, la trame du monde se déchire. Elle se reconstitue très vite, avec lui. Nous sommes tous faits de la matière de cette trame, et gardons la trace de cette béance, de cette blessure à travers laquelle nous sommes passés le jour où nous sommes venus au monde. ("Femme" nomme, depuis toujours, le lieu de cette déchirure).
Au moment où se déchire la trame, le monde reflue vers sa propre blessure : il se penche vers l’enfant, et l’enfant est le monde. Entre l’enfant et le monde, l’espérance est totale : l’un de l’autre, ils sont le reflet, fidèle et attendri. Mais le monde se détourne, et l’enfant n’en est bientôt plus qu’une simple partie, toujours plus restreinte. Il cherche à avoir, un peu — alors qu’il était, tout. De l’espérance, il est tombé dans l’espoir, et l’attente, et la déception.
Le voyageur sait qu’il n’est rien que son voyage, et que son voyage est le monde. Il voyage précisément pour retrouver ce qu’il sait, ce qu’il a cru comprendre un jour. Il voyage pour retrouver cet ailleurs perdu, pour déchirer à nouveau la trame du monde. Celle-ci se déchire à chaque naissance : or partout, à tout moment, tout renaît — le voyageur y compris. La trame du monde n’est rien que cette universelle déchirure. Le voyage n’est rien que cette perpétuelle renaissance.
Qu’y a-t-il derrière la trame ? Rien que le voyage, rien que le monde. Lorsque le voyageur y accède enfin, il en redevient le simple reflet, fidèle et attendri. Tout est là, comme avant. Sauf la saveur, qui s’est imperceptiblement modifiée.
L’enfant, c’est l’espérance du monde. Le monde, c’est l’espérance du voyageur, lorsqu’il est redevenu un enfant.
Le voyageur, c’est l’espérance du monde.