J, c’est le Joker, qui peut instantanément remplacer n’importe quelle carte du jeu, n’importe quelle lettre du livre. Une certaine somme d’argent, une bonne santé physique, peu d’attaches ou de contraintes… En cas de trop grandes difficultés, le voyageur a la possibilité d’utiliser son joker, et de rebondir ainsi sur un tout autre point de son cheminement.
Mais tout le monde n’a pas de joker dans son jeu. Le même lot n’est pas donné à chacun, et la distribution initiale fut livrée aux inconstants caprices de la fortune. Cette inégalité est un fait. S’agit-il pour autant d’injustice ? Cela impliquerait qu’il y ait un auteur de l’injustice, ce que rien ne prouve. Le voyageur accepte ce qui est donné. Et accepte que ce qui n’est pas donné ne le soit pas. Sans chercher à savoir pourquoi. Et sans chercher à ne pas le voir.
Une seule chose importe : bien utiliser ses jokers, au bon moment. Comment faire ? Précisément, ne rien faire. Laisser l’action se faire. Le joker est comme le fou du roi : il ne sait rien. Il n’agit pas. Il voit. Et il dit ce qu’il voit… sans le dire. Personne n’est dupe, au fond : ce n’est jamais le roi qui prend les décisions. Ce n’est pas le fou non plus — mais c’est comme à travers lui qu’elles se prennent. C’est par lui que tout se fait. (Ce laisser-faire est cependant tout le contraire du laisser-aller ! Vigilance et réceptivité ne sont rien moins qu’indolence et passivité…)
Malchanceux donc, le roi qui n’est pas escorté de son fou. Malchanceux le voyageur qui n’a pas de joker dans son jeu.
Mais la question de la chance est encore une mauvaise question. Il y a des manières de perdre qui valent les gains les plus fabuleux.
Il y a des manières de ne pas en posséder qui valent tous les jokers.