Si la hache avait une âme, disait le Philosophe, celle-ci serait son tranchant — et la vie de son âme, l’action de la hache lorsqu’elle est en train de trancher. La hache perd son âme lorsqu’elle ne tranche plus.
Voilà donc réglé, au moins pour la hache, le problème de l’immortalité de l’âme : comment un tranchant de hache pourrait-il subsister lorsque la hache n’existe plus ?
Pas si simple ! s’écrient les idéalistes. Je peux garder dans l’esprit l’idée de son tranchant, même si la hache a disparu. D’accord, mais c’est seulement après l’avoir vue. Pas si simple ! rétorquent les partisans des causes finales. C’est parce qu’il a eu auparavant l’idée d’un tranchant de hache que l’artisan invente la hache…
La hache, indépendamment de l’existence de son corps, aurait donc une âme — ne serait-ce que dans l’esprit de l’homme. D’aucuns en ont conclu : l’homme aurait une âme — vraisemblablement dans l’esprit de Dieu.
Regardons de plus près. Qu’est-ce que le tranchant d’une hache ? C’est la partie de l’outil dont la matière s’affine jusqu’à perdre toute épaisseur. Qu’est-ce que l’action de la hache lorsqu’elle tranche ? C’est cette matière raréfiée en mouvement, et sa rencontre avec une autre matière qui se désagrège à son tour. L’âme de l’homme n’est peut-être ainsi que la matière de son corps, sous un aspect quasi-immatériel.
Mais celle-ci est-elle dans, ou hors de son corps ? Disons qu’à mesure qu’elle se dématérialise, la matière d’un corps est de moins en moins circonscrite dans un seul lieu de l’espace. C’est par l’âme que le corps commence à se libérer de l'« ici ». Est-elle pendant, ou après, ou avant son corps ? Disons qu’à mesure qu’elle se raréfie, la matière d’un corps est de moins en moins fixée sur un seul moment du temps. C’est par l’âme que le corps commence à se libérer du « maintenant ». Ainsi, grâce à leur âme, les corps, de proche en proche, rencontrent les autres corps, dispersés dans l’espace et le temps.
Quels soins le voyageur doit-il accorder à son âme ? Aucun. Qu’il ne se soucie que de son corps — de la totalité de son corps. Il contient tous les espaces et tous les temps. Mais attention ! Les points de l’espace et du temps les plus matériels sont aussi la source de tous les autres, et les plus difficiles à atteindre : « ici » et « maintenant ».
C’est lorsqu’elle tranche, ici et maintenant, que la matière de la hache resplendit dans sa plénitude. Comme un éclair, elle illumine alors la totalité du corps de l’univers.