O, c’est l’ornière, le grand trou noir dans lequel pourraient bien disparaître toutes les lettres. O, ça rime aussi avec Oppression, avec Obscène, avec Ordure… Avoir vécu, avoir voyagé jusque-là — pour en arriver là !
En réalité, ce sont deux sortes d’ornières que rencontre sur son chemin le voyageur. Lorsqu’il trébuche sur l’une des premières, sa torpeur se dissipe soudain : il glisse à nouveau tout au fond du paysage, le paysage glisse à nouveau tout au fond de lui. Il redescend dans l’épaisseur du monde, là où sa propre individualité devient indiscernable. Ces ornières-là sont de bonnes ornières.
Mais il y en a d’autres, au fond desquelles le voyageur risque à tout moment de s’enliser mortellement. Mauvaises ornières, seul lieu où l’on ne voyage pas, où le voyageur ne peut passer sans risquer fortement de ne voyager plus, parfois de manière définitive.
Ces ornières-là provoquent bien une plongée vers le bas, mais c’est une plongée qui ne mène pas à l’immanence — plutôt vers une transcendance à l’envers : elles coupent le voyageur en deux en le séparant, non pas de sa tête, mais de ses pieds. Tout sombre dans une nuit obscure, au fond de laquelle son individualité n’est pas dissoute, mais comme creusée, griffée de l’intérieur. Il est alors perpétuellement rejeté contre un mur, gigantesque, invisible, et qu’il ne parvient cependant jamais à toucher. Dévoré par du vide, écrasé par du rien ! Il pourrait reprendre pied, peut-être, s’il parvenait à identifier ce qui le ronge, à frôler ce mur, ne serait-ce que du bout des doigts — mais cela lui est refusé.
Ces ornières-là, comment éviter d’y tomber ? Apprendre plutôt à y tomber de façon à pouvoir s’en relever, à pouvoir s’en sortir. Car de mauvaises ornières se présenteront toujours, sous les aspects les plus divers, les plus trompeurs, les plus inattendus. Et le voyageur ne peut être certain qu’il ne s’y laissera jamais engloutir… Ne pas s’arc-bouter contre la pesanteur, ne pas se raidir pour rester debout à tout prix, ne pas coller son regard sur la pointe de ses souliers. Le voyageur apprend à rester un homme, non pas tant en ne chutant pas, ou en ne rechutant plus (il retombe en effet si souvent dans les mêmes ornières !), mais en se relevant. Une fois tombé dans l’ornière, il n’est pourtant jamais absolument sûr de pouvoir se relever. Cet accueil de la plus sombre, de la plus inhumaine des incertitudes est la marque de sa grandeur. Il est aussi la source de sa force.
Que tenter pour se relever ? Se laisser tomber jusqu’au fond. Sans se débattre. Et ouvrir grands les yeux. Le voyageur sentira bientôt qu’il est porté. Le mur invisible le repoussera, lentement, inexorablement, toujours plus loin du fond. Il se relèvera sans effort. À la fin, il ne tombera plus dans les ornières. Il lui semblera tout le temps être en train de se relever.
Et pourtant… il pourra toujours lui arriver de tomber. Il pourra toujours arriver qu’il ne s’en relève pas. Dès que le voyage est commencé, tout est possible.
Parce que le voyageur ne l’oublie pas, il est protégé.