Qui que je sois, quoi que je fasse, je finirai par disparaître. Et je ne peux connaître l’heure de cette disparition : impossible, par conséquent, d’évaluer, de planifier le temps qui m’en sépare. Mors certa, hora incerta : voilà le fait, que personne ne contestera.
Toute l’absurdité de cette situation vient de ce qu’on place la mort à la fin, et la fin après tout le reste. On croit s’en sortir en plaçant la fin en dehors, en disant qu’elle ne fait pas partie du tout : lorsque la mort est là, il n’y a plus personne pour mourir, puisque la personne est morte. On mourra tous un jour, sans doute, mais jamais on ne rencontrera la mort. Donc, au moins pour moi, la mort n’existe pas. Et si je regrette l’ami disparu, je peux me consoler en me disant que, pour lui aussi, la mort n’a pas existé.
Mais cela ne parvient pas à convaincre le voyageur. Car la mort est bien là, qui ouvrira réellement devant lui cette béance d’incertitude absolue, incontournable, arrêtant définitivement le chemin de sa vie (en tout cas, de cette vie — mais les autres ne sont que suppositions). C’est pourquoi il préfère l’approche opposée : plutôt que d’accepter de ne rencontrer la mort qu’au seul instant où il ne sera plus là, il cherche à la rencontrer à tous les instants, pour qu’il soit tout entier là. Tout entier : c’est-à-dire aussi avec sa mort.
Il ne s’agit pas de penser tout le temps à la mort, ni de la défier sans cesse, ni d’en avoir continuellement peur — mais de ne jamais penser, jamais agir ni éprouver sans elle. Pensées, actions, émotions : rien de ce qui est moi qui ne doive disparaître, au moment même où ça apparaît. Rien de ce qui est moi à quoi je ne doive attribuer plus de consistance qu’un nuage suspendu entre ciel et terre — jaillissant un bref instant dans son éblouissante, irremplaçable beauté par le même mouvement où il s’évanouit dans l’espace.
Si je laisse ainsi s’anéantir tout ce qui est moi, à chaque fois que cela vient à l’être, qu’est-ce que la mort pourrait encore me prendre ? Je lui aurai déjà, un nombre incalculable de fois, tout donné. Et un nombre incalculable de fois, ce fut une nouvelle naissance.